Isabelle Muller

Je veux apporter des "foyers chaleureux" au Vietnam

Isabelle Muller est française d’origine vietnamienne. En 2015, elle a fondé la Fondation LOAN, portant le nom de sa mère vietnamienne. Les projets de la Fondation LOAN mettent l’accent sur la construction des pensionnats et l’attribution des bourses d’études aux enfants et adolescents des zones difficiles du Nord du Vietnam.

En 2023, la Fondation LOAN a remporté le prix « Human Act Prize 2023 » dans la catégorie « Projet inspirant » organisé par le Journal Nhân Dân (le Peuple). 

À l’occasion de la Journée internationale de la femme, le Journal Nhân Dân a eu un entretien avec Mme Isabelle Muller sur ses points de vue et ses expériences en matière d’éducation des filles au Vietnam. 

L’interview fait partie de la série « Les femmes qui amènent le monde au Vietnam », abordant les choses que les étrangères espèrent apporter au Vietnam. Isabelle Muller souhaite apporter des « foyers chaleureux » au Vietnam.

Journaliste : Pourquoi avez-vous choisi l’éducation des enfants et pas un autre domaine ?

Isabelle Muller : Ma mère est la première raison.

Ma mère, étant une Vietnamienne vivant au Vietnam au siècle dernier, n’a pas pu aller à l’école. Il en était de même pour de nombreuses filles rurales à cette époque. Elle nous a dit : « C’était une injustice ».

C’est pourquoi l’éducation a toujours été l’une de ses priorités. L’éducation est très importante pour une vie meilleure. Je veux me battre pour le droit d’aller à l’école, le droit à l’éducation pour les filles et pour ma propre mère.

Journaliste : Qu’avez-vous fait pour aider les jeunes vietnamiennes à obtenir une meilleure éducation ?

Isabelle Muller : En décembre 2015, je suis arrivée à Hà Giang (au Nord du Vietnam). Les femmes là-bas m’ont fait comprendre que, contrairement aux zones urbaines ou aux grandes villes, il y a encore beaucoup de difficultés dans les zones montagneuses. 

Ma mère vivait dans une cabane, le sol n’avait pas de carrelage. Pour que toute la famille ait de l’eau, elle devait porter des seaux d’eau avec une balance dès son très jeune âge. 

À Hà Giang aussi, de nombreuses familles vivent encore dans des maisons sans carrelage au sol. 

C’est pourquoi je veux commencer par créer un bon endroit pour les filles, un pensionnat avec des toits, des murs solides, des persiennes, de l’électricité et de l’eau. Je me rends compte qu’elles se sentent plus confortables au pensionnat et préfèrent rester à l’école. Là-bas, elles ont des amis, des professeurs et une cantine !

Concernant le programme de bourses, la Fondation LOAN avait initialement prévu de parrainer des orphelins et des enfants défavorisés du CP jusqu’à la terminale. Mais le nombre d’enfants ayant besoin d’un parrainage est trop important. La réalité a montré que nous ne savons pas, si les enfants parrainés vont jusqu’à l’université ou s’ils abandonnent.

Même si cela m’a brisé le cœur, j’ai dû faire un choix. Parce que je veux motiver les enfants qui veulent vraiment aller à l’école. 

Les bourses de la Fondation LOAN sont donc distribuées aux élèves de première et de terminale. Ensuite, si ces élèves en sont capables et souhaitent poursuivre des études à l’université, nous continuerons de les soutenir jusqu’à ce qu’ils terminent leurs études.

Item 1 of 3

Journaliste : Il est très difficile pour un étranger de mener un projet en zone urbaine, en plaine ou dans des zones facilement accessibles. Quelles difficultés rencontrez-vous quand vous travaillez dans les régions montagneuses reculées du Vietnam ?

Isabelle Muller : Il y a pas mal d’épreuves et des défis qui dependent beaucoup du timing. Je travaille au Vietnam depuis 8 ans. La plupart des zones de travail sont limitrophes de Hà Giang, Cao Bang et Lào Cai. 

La plus grande difficulté réside probablement dans les routes. 

Qu’il y ait une route ou non et qu’elle soit bonne ou non, cela déterminera le fait que nous pouvons accéder aux projets, aux écoles ou aux villages. La plus grande partie du temps, je suis sur la route ! Si je n’ai pas de voiture, je dois conduire une moto ou un vélo et la dernière étape se fait souvent à pied. 

C’est encore difficile d’accéder à certaines zones, car le réseau routier dans certaines régions du Vietnam est encore médiocre. Cependant, au cours des deux dernières années, j’ai vu beaucoup de changements, l’infrastructure s’est considérablement améliorée. Le Gouvernement a peut-être compris qu’il était nécessaire d’investir dans les routes.

Si les enfants ne peuvent pas avoir accès au projet, vous ne pouvez pas atteindre les personnes qui ont besoin d’apprendre, alors comment enseignez-vous ? Vous ne pouvez pas.

C’est la plus grande difficulté.

Je pense que je n’ai pas beaucoup de difficultés de langue et de psychologie. Nous avons toujours de très bons interprètes et un bon soutien des autorités locales. Tout se passe toujours très bien.

Journaliste : Comment voyez-vous l’impact de vos projets éducatifs sur la vie des filles dans les zones montagneuses ?

Isabelle Muller : Je les vois beaucoup grandir. Au début, les enfants étaient très timides, ils ne parlaient ni anglais ni vietnamien.

Si vous ne parlez pas, vous ne pourrez jamais communiquer. Au fil du temps, les gens qui veulent vous aider se découragent

Je les ai « forcés » à parler et à écrire des lettres à ceux qui les ont aidés et ont contribué à leur apprentissage.

Après 8 ans, de nombreux élèves ont été diplômés, ils sont ouverts d’esprit et parlent très couramment l’anglais. Les garçons et les filles que nous avons accompagnés il y a 8 ans sont devenus des hommes et des femmes qui ont un travail, sont responsables et ont un plan pour l’avenir. 

Une autre chose très appréciable est que les enfants se soucient de leur communauté. J’ai quelques élèves qui ont choisi d’étudier la médecine parce que leur village n’a pas de médecin.

Ils ne sont plus les enfants que j’ai rencontrés le premier jour. C’est un très grand changement.

Il y a aussi de nombreux cas qui me rendent très triste. Après le premier, le deuxième et le troisième avertissement, nous avons été contraints de laisser partir les enfants qui ne voulaient pas aller à l’école. Nos ressources sont limitées alors que tant de personnes et d’enfants ont besoin d’aide.

Journaliste : Combien de filles, la Fondation LOAN a-t-elle aidées ?

Isabelle Muller : Je ne m’en souviens pas, mais je connais tous les visages. Rien qu’en les voyant dans la rue, je reconnaîtrai quels enfants ont été parrainés par la Fondation LOAN.

Journaliste : Quel enfant vous a le plus impressionné ?

Isabelle Muller : H. est une fille qui m’a particulièrement impressionnée. Elle voulait aller à l’université à Hanoi, mais sa famille ne le voulait pas.

Ses parents voulaient qu’elle reste à la maison pour travailler dans les champs parce que sa famille était très pauvre. Elle a quand même emporté quelques vêtements et pris le bus pour Hanoi pour ses études à l’université, mais elle n’avait pas d’argent pour vivre et louer un logement. Son professeur de lycée a contacté la Fondation LOAN : « J’ai une élève venue d’une zone montagneuse. Elle a bien étudié et a réussi à l’examen d’entrée à l’université, mais elle n’a pas pu y aller parce qu’elle était trop pauvre ». 

La Fondation LOAN a offert une bourse pour couvrir les frais de subsistance de H. Elle a bénéficié d’une exemption de frais de scolarité en raison de sa situation difficile. Pendant ses études, H a occupé trois emplois à temps partiel en même temps. 

Au bout d’un an, elle m’a dit : “Je sais déjà comment gagner ma vie. Je vais continuer à aller à l’université. S’il vous plaît, donnez cette bourse à quelqu’un d’autre”.

C’est à ce moment-là que je me suis dit : « Wow ».

Lorsque les parents de H ont vu ses efforts, ils ont finalement soutenu son cheminement vers l’université.

Quel bonheur de plus pourrions-nous espérer ?

Les enfants vietnamiens, notamment ceux dans les régions reculées, sont très talentueux. Mais ce potentiel n’a pas été exploité. Je veux les motiver à se développer. 

Je ne demande pas aux enfants ou aux étudiants boursiers de la Fondation LOAN d’être les meilleurs. Mais nous voulons qu’ils soient ceux qui font le plus d’efforts.

Journaliste : L’éducation est un long parcours. La Fondation LOAN a-t-elle déjà réfléchi à la « durée de vie » de ses projets et comment faire pour assurer la durabilité et la longévité de ces projets ?

Isabelle Muller : Je pense avoir une réponse très appropriée à cette question. Il n’y a aucune garantie. C’est une réalité. 

Je ne ferai pas de promesses que je ne peux pas tenir. Mais je ferai ce que je pense nécessaire. Tant que j’en aurai la force, que j’aurai l’aide des sponsors, tant que je pourrai m’asseoir sur la selle d’un vélo, je ferai de mon mieux pour prolonger la pérennité des projets.

Journaliste : Avez-vous déjà pensé à entretenir la prochaine génération de la Fondation LOAN ?

Isabelle Muller : Oui. Mon mari et moi avons deux filles. Toutes deux sont membres et bénévoles de la Fondation LOAN en Allemagne. L’une d’elles est designer. Chaque année, elle prend une partie des bénéfices des produits vendus pour le verser à la Fondation. L’autre m’aide à consulter les actualités et à créer un site internet pour la Fondation LOAN.

Journaliste : Selon vous, quel rôle l’éducation joue-t-elle pour briser le cycle de la pauvreté ?

Isabelle Muller : Je pense que l’éducation est la clé d’un meilleur avenir. Lorsque vous avez une éducation, vous pouvez trouver un meilleur emploi et gagner plus d’argent. 

Mais cela ne s’arrête pas là, l’éducation vous aide à savoir économiser et à gérer votre argent. Cela vous aide à devenir une personne responsable. 

Avec de l’argent, vous pouvez élargir votre esprit et découvrir le monde. 

À 20 ans, j’ai quitté la France avec deux valises presque vides, mais je connaissais quelques langues étrangères et j’avais un diplôme. J’ai survécu et j’ai développé ma carrière. 

L’éducation est également une base de la construction de la personnalité. Au fait, il y a une histoire que je veux vraiment raconter. Lorsqu’on pense aux zones montagneuses, beaucoup de gens pensent souvent au retard technologique ou au manque d’équipements. 

Mais lorsque nous avons visité Hà Giang (au Nord du Vietnam) avec une sponsor allemande, nous avons vu un garçon avec des écouteurs Apple tout neufs.

Quoi ? J’ai attendu six mois pour arriver ici pour aider les écoles les plus difficiles du Vietnam. Ce garçon ne peut pas aller à l’école, mais a un écouteur Apple?!
A-t-elle dit avec étonnement

Des appareils intelligents contrefaits bon marché sont présents dans les zones montagneuses les plus reculées du Vietnam.

Lorsque les smartphones sont apparus, les enfants sont plongés dans les réseaux sociaux, les vidéo-clips avec de mauvais contenus, mais il n’y a aucune surveillance. C’est ce dont j’ai si peur.

Journaliste : Lorsque vous êtes assise à l’arrière d’une moto pour vous rendre dans des écoles isolées, à quoi pensez-vous ?

Isabelle Muller : Je regarde souvent la frontière et je me demande : comment un enfant vivant dans un endroit éloigné peut-il pouvoir bénéficier d’une éducation aussi bonne qu’un enfant vivant en ville.

Journaliste : Durant votre voyage, que souhaitez-vous apporter au Vietnam ?

Isabelle Muller : Un foyer.  

Journaliste : Nous vous remercions !

Publication : le 10 mars 2024
Organisation : Viêt Anh
Réalisation : Thi Uyên/Nhân Dân en ligne
Dessin : Ta Lu
Photos : Thành Dat/Nhân Dân en ligne