
L’intelligence artificielle (IA) transforme en profondeur le fonctionnement des médias à l’échelle mondiale, s’invitant dans toutes les étapes de la production journalistique, de la détection des sujets à la vérification des informations, en passant par la rédaction et la diffusion des contenus.
Une question demeure : quelle place reste-t-il pour les journalistes dans ce nouvel écosystème ?
Dans un entretien accordé au Journal Nhân Dân, les experts internationaux Fergus Bell et Tom Trewinnard, cofondateurs de Fathm, affirment que l’IA ne remplacera pas les journalistes.
Selon eux, journalisme et intelligence artificielle ne sont pas des forces antagonistes, mais peuvent au contraire collaborer pour mieux répondre aux défis de l’ère numérique.
Fergus Bell et Tom Trewinnard, cofondateurs de Fathm, une société de conseil en transformation numérique pour les médias opérant à travers le monde (de Singapour aux États-Unis, en passant par l’Égypte, le Kenya, le Congo, le Royaume-Uni et l’Europe).
Ils analysent, pour Nhân Dân, la manière dont l’intelligence artificielle redéfinit le secteur de l’information, les opportunités et les défis qu’elle engendre, ainsi que les perspectives pour le journalisme traditionnel à l’ère numérique.
L’IA dans le journalisme :
un allié, non un rival
Journaliste : Quelle est, selon vous, l’importance de l’IA dans le journalisme contemporain ?
Fergus Bell : Je pense que ChatGPT, et plus largement l’intelligence artificielle, occupe une place cruciale dans l’avenir des médias, car les publics eux-mêmes, les consommateurs d’information, intègrent progressivement ces outils dans leur quotidien.
À l’avenir, l’intelligence artificielle pourrait devenir un élément clé dans la manière dont les individus accèdent à l’information et la consomment.
Par conséquent, le secteur du journalisme devra s’adapter et trouver comment intégrer l’IA dans l’écosystème de l’information afin de répondre au mieux aux attentes du public.
ChatGPT, Grok et DeepSeek sont aujourd’hui parmi les outils d’IA les plus répandus.
ChatGPT, Grok et DeepSeek sont aujourd’hui parmi les outils d’IA les plus répandus.
Tom Trewinnard : À mon sens, le journalisme est un domaine qui doit optimiser les ressources disponibles.
L’IA, y compris ChatGPT, peut contribuer à accroître l’efficacité du travail des journalistes et des rédacteurs. Cela signifie que nous pouvons nous concentrer sur des tâches que seuls les humains peuvent bien accomplir, au lieu de gaspiller notre énergie sur des activités répétitives qui peuvent être automatisées.
Grâce au soutien de l’IA, les professionnels peuvent consacrer davantage de temps à l’analyse approfondie et aux enquêtes.
Journaliste : Selon vous, l’IA restera donc un simple outil d’assistance aux journalistes et rédacteurs, sans jamais les remplacer totalement ?
Je ne pense pas que l’IA puisse remplacer les humains dans des rôles comme ceux de journaliste ou de rédacteur. En revanche, elle peut jouer un rôle essentiel dans leur travail, en les aidant à produire un contenu journalistique plus cohérent et de manière plus efficace.
Les valeurs fondamentales du journalisme perdureront, et deviendront même de plus en plus importantes à mesure que l'IA se développera.
Dans un monde où le public accède aux actualités provenant de diverses sources d'information générées par l'IA, le rôle du rédacteur devient encore plus essentiel.
L'IA ne remplacera pas les rédacteurs ou les journalistes, mais elle remplacera certainement certaines des tâches qu'ils effectuent.
Par exemple, les tâches répétitives dans le processus de production de contenu sur différentes plateformes. Le soutien de l'IA pour ces étapes permettra aux rédacteurs, aux responsables du journal et aux journalistes d'avoir davantage de temps pour la création et la rédaction d’histoires approfondies.
Il ne s'agit pas d'un remplacement, mais d'une complémentarité, l'IA nous permet de nous concentrer sur des tâches plus importantes au lieu de celles que les machines peuvent gérer.

L'IA peut créer de fausses nouvelles, mais le journalisme traditionnel garde le contrôle de la vérité
Journaliste : L'IA est également l'un des facteurs de propagation des fausses nouvelles et de la désinformation. Dans ce contexte, que doivent faire les rédactions pour maintenir leur rôle de « gardien » de l'information et protéger la vérité ?
Tom Trewinnard : C’est tout à fait exact. L’IA est aussi l’un des facteurs propageant de fausses nouvelles et de désinformations. À cet égard, le rôle des journalistes et des rédacteurs est de plus en plus important.
Nous avons la responsabilité de veiller à ce que les informations correctes soient diffusées efficacement via les outils d’IA.
Les rédactions doivent comprendre exactement les façons dont l’IA peut être exploitée pour produire des contenus mensongers, puis chercher des solutions efficaces pour résoudre ce problème.
Vérification de l’information sur le Journal Nhân Dân.
Vérification de l’information sur le Journal Nhân Dân.
Fergus Bell : Les organes de presse et les rédactions des pays en développement doivent faire preuve de prudence lorsqu’ils partagent leurs contenus et leurs données sur les plateformes de l’IA.
Actuellement, de nombreux médias occidentaux utilisent déjà les données des grandes agences de presse pour entraîner leurs modèles d’IA.
Une fois ces ressources de données épuisées, ils se tourneront vers des pays où l’anglais n’est pas la langue officielle et où le contenu local est encore riche.
Cela ouvrira de nouvelles opportunités de coopération, mais les rédactions doivent adopter des stratégiques appropriées, notamment en ce qui concerne la gestion de leurs bases de données, avant d’en autoriser une diffusion trop large.
Journaliste : Pour promouvoir le rôle de la presse dans le contrôle de la vérité, il est crucial de renforcer la sensibilisation à l’IA dans ce secteur. Cela est d’autant plus important dans la lutte contre la désinformation. Qu’en pensez-vous ?

Renforcer la sensibilisation à l’intelligence artificielle (IA) dans le secteur de la presse n’est pas seulement important, c’est une urgence, car cette technologie est en train de façonner notre époque.
L’IA influence de nombreux aspects de la vie quotidienne, notamment la manière dont le public accède à l’information et la consomme. Si la presse veut continuer à jouer son rôle de gardienne de la vérité, elle ne peut pas rester en marge.
En réalité, notre secteur a souvent tardé à adopter les nouvelles technologies, ce qui l’a conduit à rater de nombreuses opportunités. Si les rédactions prennent l’initiative de comprendre et d’intégrer l’IA de manière stratégique, nous pourrons non seulement éviter le risque d’être dépassés, mais aussi exploiter pleinement le potentiel de cette technologie au service d’un journalisme de qualité.

Comprendre en profondeur ce qu’est l’IA constitue la première étape essentielle pour que les professionnels des médias puissent l’utiliser de manière efficace.
L’IA n’apporte pas seulement des défis, elle offre aussi de formidables opportunités. Mais pour en tirer profit, nous devons avoir une connaissance solide de son fonctionnement.
Cette technologie évolue à une vitesse fulgurante, et si nous n’investissons pas dès aujourd’hui dans la sensibilisation et la formation, la presse sera rapidement distancée dans la course à l’information.

Les pays en développement comme le Vietnam ont l’opportunité d’adopter l’IA avec flexibilité et créativité
Journaliste : Comment intégrer l’intelligence artificielle dans les activités des rédactions, notamment dans les pays en développement comme le Vietnam ?
Fergus Bell : Pour que le journalisme et l'IA (Intelligence Artificielle) puissent se développer durablement ensemble, les rédactions doivent créer un environnement ouvert à l'innovation, encourageant l'expérimentation de l'IA dans divers aspects de l'activité journalistique.
L'adoption de l'IA ne concerne pas seulement les experts en technologie, mais doit impliquer aussi bien les jeunes reporters que les journalistes vétérans, car chaque groupe apporte des perspectives et des expériences différentes.
Plus important encore, au lieu d'essayer de convaincre tout le monde d'adopter l'IA, nous devons les aider à comprendre comment l'IA peut être utilisée de manière sûre et responsable.
Lorsqu'il y aura de la transparence sur la frontière entre ce que l'IA peut soutenir et ce qui nécessite l'expertise humaine, le journalisme pourra exploiter la puissance de la technologie sans perdre ses valeurs fondamentales.
L'établissement de règles d'utilisation de l'IA doit également commencer dès maintenant. Il suffit de démarrer avec quelques principes de base, puis de les ajuster en fonction de la pratique.
Avoir un cadre de directives clair aidera l'IA à devenir un outil de soutien efficace plutôt qu'un facteur de préoccupation dans l'industrie journalistique.
Tom Trewinnard : Les pays en développement comme le Vietnam ont l'opportunité d'adopter l'IA de manière flexible et créative.
Tout comme l’Asie du Sud-Est a su sauter l’étape de l’ordinateur de bureau pour passer directement à l’ère mobile, les rédactions ont aujourd’hui l’opportunité de tirer pleinement parti de l’intelligence artificielle (IA) pour amorcer des mutations décisives, en s’affranchissant des modèles traditionnels du journalisme.
Pour rester maître de son avenir, la presse traditionnelle doit embrasser activement les nouvelles technologies et faire de l’IA un allié stratégique, plutôt que de subir passivement les vagues de transformation. Intégrée dans une vision cohérente, l’IA ne se limite pas à accroître la productivité : elle redéfinit les modes de production, de diffusion et d’interaction, ouvrant au journalisme de nouveaux horizons dans l’écosystème numérique.
Journaliste : En cas de budget limité, dans quels domaines les rédactions devraient-elles prioriser leurs investissements pour tirer efficacement parti de l’intelligence artificielle ?
La meilleure approche consiste à lancer des expérimentations ciblées. Plutôt que de diluer les ressources, il est plus pertinent d’allouer un budget restreint à l’évaluation concrète de solutions comme ChatGPT ou Gemini, afin d’identifier les solutions les mieux adaptées aux exigences réelles de la rédaction.
Des journalistes et rédacteurs du Journal Nhân Dân apprennent à concevoir leurs propres outils lors d’un atelier sur l’intelligence artificielle organisé en avril 2025.
Des journalistes et rédacteurs du Journal Nhân Dân apprennent à concevoir leurs propres outils lors d’un atelier sur l’intelligence artificielle organisé en avril 2025.
Les rédactions doivent évaluer l’efficacité de l’IA à partir d’indicateurs concrets, et non simplement suivre une tendance.
Par exemple, l’intelligence artificielle permet-elle d’augmenter le taux de conversion entre un résumé et un article complet?
Améliore-t-elle l’engagement des lecteurs?
Renforce-t-elle la productivité des journalistes?Lorsqu’il existe des données tangibles démontrant la valeur ajoutée de l’IA, les rédactions disposent alors d’une base solide pour prendre des décisions d’investissement à long terme et durables.
Journaliste : D’ici 5 à 10 ans, comment l’IA influencera-t-elle le journalisme, et comment les médias peuvent-ils préserver leur rôle essentiel à l’ère technologique ?
Fergus Bell : Dans les cinq prochaines années, la manière dont l’information est présentée et diffusée au public connaîtra des mutations profondes grâce à l’intelligence artificielle.
Le journalisme se tournera de plus en plus vers une personnalisation des contenus, en fournissant des informations adaptées aux besoins, habitudes et préférences de chaque lecteur.
La technologie de l’IA optimisera cette expérience, en allant de la recommandation de contenus pertinents à l’automatisation de certaines étapes du processus éditorial.
Cependant, il est essentiel que le secteur de la presse prenne une part active dans le développement de l’IA, au lieu de laisser la technologie seule déterminer la nature du lien entre intelligence artificielle et information.
Si la presse officielle ne prend pas l’initiative de façonner l’usage de l’IA, ce sont les plateformes technologiques qui s’en chargeront, et la frontière entre information authentique et fausses nouvelles pourrait devenir plus fragile que jamais.
Fergus Bell - fondateur et PDG de Fathm
Fergus Bell est un expert en innovation journalistique, notamment en vérification des informations et en application de l’IA à la lutte contre les fausses nouvelles. Fort de son expérience à l’Associated Press et de son rôle de direction chez Fathm, cabinet de conseil en transformation numérique pour le journalisme, il aide les rédactions à appliquer les nouvelles technologies au développement durable.
Tom Trewinnard - fondateur et PDG de Fathm
Tom Trewinnard est un stratège numérique qui œuvre à l’intégration de l’IA dans les pratiques journalistiques. Il a dirigé de nombreuses initiatives visant à aider les rédactions à optimiser leurs processus de production d’informations et à mesurer l’impact des technologies sur le journalisme.

Les photos dans ce texte : Fergus Bell et Tom Trewinnard, experts, ont participé à l’enseignement dans le cadre du programme «Newsroom AI Catalyst 2024» de l’Association mondiale des éditeurs de journaux (AMJ) en novembre 2024.
Publication : le 20 juin 2025
Organisation : Hong Minh
Contenu : Hai Yen & Bong Mai
Dessin : Van Thanh