Des stèles aux empreintes : le patrimoine vietnamien au service de la création contemporaine

L’exposition « Empreintes dans la recherche et la création artistique » n’est pas seulement une rare présentation académique, mais aussi un véritable dialogue avec le passé. Chaque empreinte conserve l’âme du Vietnam et éveille une source d’inspiration pour l’art contemporain.

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Empreinte du fronton de la stèle du temple ancestral du général Dao Quang Nhieu.

Un pont entre patrimoine et création contemporaine

Dans le cadre des célébrations du centenaire de l’Université des Beaux-Arts du Vietnam, l’exposition « Empreintes dans la recherche et la création artistique » a suscité un vif intérêt auprès d’un large public – des chercheurs en Hán Nôm, en histoire et culture, des spécialistes en beaux-arts, jusqu’aux artistes contemporains et étudiants. Elle est considérée comme l’une des expositions les plus érudites et les plus soignées, alliant valeur scientifique et beauté artistique.

L’exposition présente 50 empreintes soigneusement sélectionnées, accompagnées de nombreux travaux de recherche menés pendant des années par plusieurs générations d’enseignants, d’étudiants et de chercheurs du Département de Théorie, d’Histoire et de Critique des Beaux-Arts. Chaque empreinte est un « double voyage » : elle préserve l’essence du patrimoine tout en révélant la profondeur historique et culturelle, ouvrant une source d’inspiration infinie pour la création artistique contemporaine.

Selon la professeure associée, docteure Trang Thanh Hien, vice-doyenne du Département de Théorie, d’Histoire et de Critique des Beaux-Arts : « Cette exposition marque la synthèse d’une méthode de recherche qui accompagne la tradition d’enseignement de notre département depuis des décennies. Elle constitue un lien entre théorie et pratique, entre passé et présent. À partir des empreintes qui portent la trace de nos ancêtres, les chercheurs et les artistes d’aujourd’hui peuvent puiser une nouvelle inspiration créative, contribuant ainsi à affirmer l’identité culturelle vietnamienne dans le contexte de l’intégration internationale. »

Toujours selon elle, les 50 empreintes exposées ne se limitent pas à leur valeur documentaire, mais possèdent également une dimension esthétique, pouvant être considérées comme des œuvres d’art à part entière.

L’empreinte n’est pas une simple « copie » d’un patrimoine : elle est aussi un enregistrement des émotions, du savoir et du dialogue entre l’homme d’aujourd’hui et l’esprit des artisans d’autrefois.

Il est remarquable que les empreintes ne soient plus depuis longtemps de simples « exercices pratiques » d’étudiants, mais un moyen de relier le passé au présent. Dans chaque trait gravé, chaque motif imprimé, se révèlent la pensée esthétique, la virtuosité artisanale et les intentions culturelles léguées par les anciens. Ainsi, l’empreinte devient le point de départ de nouvelles créations : les motifs anciens renaissent dans l’art contemporain, le design appliqué ou les produits des industries créatives imprégnées d’âme vietnamienne.

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Outils utilisés pour la réalisation des empreintes.

Dialogue avec l’histoire

Selon la PGS.TS Trang Thanh Hien, l’origine de la technique d’empreinte au Vietnam est liée à la présence française. Au début du XXe siècle, l’École française d’Extrême-Orient (EFEO) introduisit cette méthode dans le but de réaliser des reproductions fidèles à l’échelle 1:1 des inscriptions sur pierre, servant à la recherche scientifique à long terme. Grâce à cela, un immense fonds documentaire fut constitué, considéré aujourd’hui encore comme un précieux patrimoine.

Après la fondation de l’Institut des Beaux-Arts en 1962, les chercheurs vietnamiens ont hérité et perfectionné cette technique, systématisant les motifs décoratifs sur différents matériaux comme pierre, céramique, bois, à travers tout le pays. En 1978, avec la création du Département de Théorie et d’Histoire des Beaux-Arts, l’empreinte devint une discipline obligatoire. Des générations d’étudiants ont parcouru les régions du Nord au Sud, des dynasties Dinh, Ly, Tien, Le, Tran jusqu’à Nguyen, pour réaliser des empreintes de monuments. Ces activités nourrissent non seulement la recherche, mais aussi l’inspiration créatrice.

Depuis plus d’un demi-siècle, cette méthode a dépassé le cadre académique pour devenir un outil de recherche essentiel et une source unique de matière artistique.

De nombreux artistes ont sublimé leur créativité en insufflant l’âme vietnamienne de ces empreintes dans leurs œuvres contemporaines, créant un flux de continuité à travers le temps.

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Chaque gravure issue du patrimoine épigraphique transmet un message des anciens.

Parmi les pièces remarquées de l’exposition figurent les deux empreintes du fronton de la stèle du temple ancestral de Dao Quang Nhieu, datant de 1665.

Dao Quang Nhieu fut un général éminent sous les règnes de trois seigneurs Trinh, reconnu pour ses exploits durant les guerres Trinh – Nguyen.

À sa mort (1672), il reçut le titre posthume de Thuan Can, fut élevé au rang de divinité protectrice et honoré dans un temple de son village natal (actuelle commune Dan Hoa, Hanoï).

Chaque trace gravée sur ces stèles est un message des anciens.

La stèle, encore bien conservée, est devenue un objet d’étude approfondi. Sur la face avant figure le motif « lưỡng long chầu nhật » – deux dragons se faisant face autour du soleil, symbole du pouvoir suprême, de la loyauté et du mandat céleste. Mais sur la face arrière apparaît un autre motif : « song phượng chầu nhật », deux phénix tournés vers le soleil mais le visage détourné vers l’extérieur.

Ce détail a suscité la réflexion de nombreux visiteurs, dont l’artiste Trinh Lien, qui y voit l’expression d’une harmonie entre pouvoir politique et culture à cette époque. « Si tel est le sens, alors il s’agit d’une philosophie profonde : le pouvoir politique ne peut être durable que s’il s’accompagne d’une véritable vitalité culturelle », a-t-elle observé.

« Aujourd’hui encore, malgré le changement d’époque, ce symbole d’équilibre garde toute sa valeur. La leçon des anciens nous rappelle que le pouvoir politique – tel le motif des deux dragons – ne peut rester solide que s’il va de pair avec la culture et la connaissance – symbolisées par les deux phénix », a ajouté l’artiste Trinh Lien.

L’exposition présente également de nombreuses autres empreintes – des stèles des dynasties Ly, Tran, Le jusqu’à Nguyen – reflétant la diversité des styles décoratifs, du langage symbolique et des conceptions esthétiques selon les époques. Chaque pièce est accompagnée de notes, d’analyses et d’interprétations, permettant au public de mieux comprendre le contexte historique, culturel, politique et artistique.

Ce qui rend l’exposition particulièrement captivante, c’est la manière dont chercheurs et artistes « racontent » chaque empreinte. Plutôt que de simples images figées, chaque pièce est intégrée dans une mise en scène artistique jouant sur la lumière, le commentaire et la comparaison, offrant une expérience esthétique vivante. Le visiteur ne se contente pas de regarder : il est invité à explorer, interroger, et découvrir sa propre signification.

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Des spécialistes réalisent l’empreinte d’une stèle du pagodon Keo, village Hanh Thien (ancien Nam Dinh).

Le lien entre patrimoine et postérité

Selon les chercheurs en Han Nôm, les stèles de pierre occupent une place singulière dans le patrimoine culturel vietnamien. Durables et omniprésentes, elles préservent silencieusement les messages des ancêtres pour les générations futures.

Elles constituent non seulement une source textuelle, mais aussi un matériau historique essentiel pour comprendre la vie d’un lignage, d’un village ou d’une période entière de l’histoire nationale. C’est pour répondre à ce besoin de conservation et d’étude qu’est née la technique des empreintes (ou thác bản).

Si les Vietnamiens pratiquaient déjà le frottage des stèles depuis longtemps, la systématisation à grande échelle commença avec les savants de l’École française d’Extrême-Orient à Hanoï. Avant leur départ, les Français laissèrent près de 21 000 estampages (y compris de cloches et gongs), aujourd’hui conservés à l’Institut de Recherche Hán Nôm. L’Institut poursuivit ensuite la collecte, portant le nombre total à environ 40 000 empreintes, un trésor inestimable pour l’étude de l’histoire, de la culture et des arts.

Sur le plan technique, plusieurs méthodes coexistent, toutes exigeant minutie et savoir-faire. La méthode de l’EFEO consistait à nettoyer la stèle, à utiliser une pâte à base de banane mûre comme liant, à coller du papier traditionnel, puis à frapper le tout avec un tampon imbibé d’encre pour faire apparaître les reliefs. Le résultat était net et précis, mais demandait beaucoup de temps.

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Chaque empreinte est une histoire d’histoire et d’art.

Une autre méthode, plus souple, permettait de mieux reproduire les reliefs sculptés avec fidélité. Quant à la méthode Hán Nôm, elle utilisait un rouleau recouvert de tissu brut trempé d’encre, roulé sur le papier dó collé à la stèle, offrant un rendu rapide et fidèle à l’écriture gravée. Quelle que soit la technique, l’objectif restait le même : conserver fidèlement le message du passé pour que le patrimoine puisse «vivre» avec les générations à venir.

Aujourd’hui, l’intérêt pour les stèles ne se limite plus aux chercheurs. De nombreux villages et lignages souhaitent disposer d’empreintes pour commémorer, comprendre leur histoire et honorer leurs ancêtres.

Une belle empreinte, avec ses inscriptions profondes et ses motifs délicats, devient à la fois document scientifique et objet de mémoire culturelle, nourrissant l’amour et la fierté des traditions nationales.

C’est pourquoi l’exposition « Empreintes dans la recherche et la création artistique » revêt une signification toute particulière : elle ne se contente pas de résumer une méthode scientifique, mais rend hommage à un patrimoine unique, où histoire, art et culture se rencontrent et dialoguent. L’empreinte, loin d’être un simple procédé de reproduction, contient à la fois passé et présent, science et art.

Dans un monde globalisé qui met à l’épreuve les identités culturelles, ce type d’exposition rappelle que le patrimoine ne réside pas seulement dans les grandes valeurs, mais aussi dans les moindres détails : une stèle, un motif, une empreinte. C’est de cette conscience que l’art vietnamien contemporain puise sa vitalité pour s’épanouir, sans jamais se diluer ni s’effacer.

« Chaque empreinte est un pont dans le temps : de la pierre ancienne à la main de l’artiste contemporain, du savoir académique à l’émotion esthétique, du village traditionnel à l’espace créatif moderne. Dans ce parcours, l’empreinte est à la fois témoin de l’histoire et point de départ de nouvelles créations »,

Professeure associée, docteure Trang Thanh Hien, vice-doyenne du Département de Théorie, d’Histoire et de Critique des Beaux-Arts de l’Université des Beaux-Arts du Vietnam.

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