ENTREPRENDRE AVEC L’ESPRIT DE FIERTÉ NATIONALE
Nés sous le joug colonial, avec peu de capitaux, peu d’expérience et une concurrence rude des entreprises françaises et chinoises, les petits commerçants et artisans vietnamiens ont dû faire preuve d’une grande habileté pour survivre. Mais plus que le talent, c’est la fierté nationale qui fut la source de leur réussite.
À la fin du XIXᵉ siècle, Bach Thai Buoi fonde une petite société d’exportation de produits agricoles. Grâce à son esprit d’initiative et à sa vision, il transforme son entreprise en un grand groupe de transport fluvial, rivalisant avec les compagnies françaises et chinoises. Il est alors surnommé par la presse de l’époque « le roi du transport fluvial du Nord-Tonkin ».
Convaincu que l’indépendance du pays passe par la force économique, Bach Thai Buoi se lance dans la construction navale. Son navire Binh Chuan, le premier cargo vietnamien, fait la fierté du pays et force l’admiration des industriels français. Il investit ensuite dans les mines, défendant ardemment les entreprises vietnamiennes. Lors de la Conférence économique d’Indochine en septembre 1928, il n’hésite pas à critiquer les politiques fiscales injustes, au grand mécontentement du Gouverneur général René Robin.
De la même manière, les produits verriers de la société Thanh Duc, dirigée par Trinh Dinh Kinh, s’exportent jusqu’en Algérie, Tunisie et au Maroc. Les tuiles Hung Ky, créées par Tran Van Thanh, rivalisent avec les produits français et figurent sur des chantiers en Malaisie. Quant à la société textile Cu Doanh, elle exporte jusqu’à Madagascar.
DES ENTREPRENEURS AU SERVICE DE LA RÉVOLUTION
Ces entrepreneurs ne se sont pas limités à bâtir des affaires prospères : ils ont aussi contribué activement à la lutte pour l’indépendance nationale.
L’usine de briques de Tran Van Thanh à Phuc Yen (aujourd’hui Soc Son, Hanoï) abrita en août 1929 la création d’une cellule du Parti communiste d’Indochine. En 1947, les combattants y hissèrent deux fois le drapeau rouge à étoile jaune pour encourager la résistance.
Do Dinh Thien, exportateur de soie vers la France, soutint dès les années 1930 les activités du Parti communiste d’Indochine, finançant notamment le journal Le Travail et les campagnes électorales des représentants progressistes vietnamiens. Son domicile du 54, rue Hang Gai, devint un lieu d’accueil pour les révolutionnaires. Le 1er septembre 1945, il offrit 100 000 dongs pour soutenir le jeune gouvernement.
Avec son épouse, il acheta l’imprimerie Taupin à Hanoï pour y imprimer les premiers billets de la République démocratique du Vietnam. Après le déclenchement de la guerre, ils déplacèrent l’équipement vers la plantation de Chi Nê (Hoa Binh), où fut imprimé le fameux billet de 100 dong surnommé « le buffle bleu ».
Le 19 août 1945, après le succès de l’insurrection d’Hanoï, Ho Chi Minh fut accueilli par la famille Trinh Van Bo au 48 Hang Ngang, célèbre boutique de soieries Phuc Loi. C’est dans cette maison qu’il rédigea la Déclaration d’indépendance du Vietnam, proclamée solennellement le 2 septembre 1945 à la place Ba Dinh. Le couple fit ensuite don de la maison à l’État. En 1979, elle fut classée monument historique national.

L’imprimeur catholique Ngo Tu Ha, bien qu’homme d’affaires, soutint la révolution en fournissant du plomb typographique pour imprimer tracts et billets. Son imprimerie de la rue Ly Quoc Su fut incendiée par les troupes françaises lors de la nuit du 19 décembre 1946.
« LA SEMAINE DE L’OR » : UNE MOBILISATION HISTORIQUE
À la naissance du nouvel État vietnamien, les caisses publiques étaient vides. Pour soutenir le gouvernement, le ministre de l’Intérieur Vo Nguyen Giap signa le 4 septembre 1945 le décret n°04 instituant le Fonds de l’indépendance et lançant la campagne nationale de la Semaine de l’or.
À Hanoï, la cérémonie d’ouverture eut lieu le 17 septembre devant l’Opéra. Le couple Trinh Van Bo fit don de 117 taels d’or. L’industriel Nguyen Son Ha, après avoir contribué, ajouta spontanément son alliance en platine ornée d’un diamant. Son épouse et sa fille offrirent toutes leurs parures.
La commerçante Vuong Thi Lai, propriétaire du magasin Loi Quyen à Hang Ngang, versa 109 taels d’or. Reconnaissant, le président Ho Chí Minh la reçut personnellement le 10 novembre 1945 et lui remit une médaille d’or offerte par les Vietnamiens d’outre-mer de Chine.
Les époux Do Dinh Thien, responsables du Fonds central de Hanoï, donnèrent 10 000 dongs et 100 taels d’or, avant d’acheter pour 1 million de dongs un portrait de Ho Chi Minh peint par Nguyen Sang, qu’ils offrirent ensuite à la ville.
De nombreux autres entrepreneurs, tels que Nguyen Huu Nham, Ngo Tu Ha, Tong Minh Phuong, participèrent généreusement à cette mobilisation.
Le 18 septembre 1945, le président Ho Chi Minh invita les représentants du commerce et de l’industrie à venir au Palais du Tonkin pour les remercier et les encourager à poursuivre leur engagement patriotique.
Quelques semaines plus tard, le 13 octobre 1945, il adressa une lettre ouverte aux milieux d’affaires, publiée dans le journal Cuu Quoc (Le Salut National), les exhortant à s’unir pour reconstruire le pays.
Lorsque la guerre éclata de nouveau, nombre de ces entrepreneurs prirent part à la résistance : Trinh Van Bo, Nguyen Son Ha, Do Dinh Thien… Ce dernier accompagna même le président Ho Chi Minh lors de sa première mission diplomatique en France, à la Conférence de Fontainebleau en 1946.
En 2004, le gouvernement vietnamien a choisi de faire du 13 octobre la Journée des entrepreneurs vietnamiens, en hommage à leur contribution fondatrice.
Et le 4 mai 2025, le secrétaire général To Lam a signé la Résolution n°68-NQ/TW sur le développement de l’économie privée — un texte qui prolonge l’héritage des entrepreneurs patriotes du début du XXᵉ siècle, ceux qui, par leur courage, leur sens du devoir et leur générosité, ont démontré qu’on pouvait faire du commerce tout en servant la patrie.