Réussir l’innovation au Vietnam : regards croisés d’experts vietnamiens en France

L’innovation ne doit pas se limiter à des slogans ou à des concepts académiques : elle doit se concrétiser à travers des applications proches de la vie quotidienne des citoyens.

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Le professeur Le Van Cuong,directeur de recherche émérite au CNRS. Photo : Revue Que Huong.

Selon de nombreux experts, alors que le Vietnam s’est fixé pour objectif de devenir un pays à revenu élevé d’ici 2045, en faisant de l’innovation l’un des leviers essentiels de cette transformation. Pour que ce processus apporte des résultats concrets à l’économie et à la société, le Vietnam doit définir clairement ses priorités, ses méthodes et ses modalités de mise en œuvre adaptées à ses réalités nationales.

Le professeur Le Van Cuong, directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France, estime que le pays devrait promouvoir l’innovation dans l’esprit de la « destruction créatrice » de Joseph Schumpeter, oser créer du nouveau tout en abandonnant l’ancien devenu obsolète. Il souligne que l’innovation doit être étroitement liée à la vie des citoyens, et ne pas rester un simple concept.

À titre d’exemple, il indique que l’intelligence artificielle (IA) ou la robotique doivent être développées pour servir concrètement l’agriculture, l’agroalimentaire et les secteurs liés à la vie quotidienne. « Si la population, notamment en zone rurale, ne perçoit pas les bénéfices réels de l’innovation, elle risque d’être marginalisée dans le processus de développement », avertit-il.

Selon Le Van Cuong, l’innovation n’a de sens que si elle aide les agriculteurs à « travailler moins, mais plus efficacement », et améliore la qualité de vie. Il appelle à prêter une attention particulière aux populations pauvres et rurales, celles qui risquent d’être laissées pour compte dans l’essor de l’IA et des technologies de pointe. « L’innovation ne doit pas devenir le privilège d’une minorité mieux lotie », insiste-t-il.

Du point de vue des ressources humaines, le professeur Nguyen Van Phu, chercheur principal au CNRS, rappelle que l’innovation va de pair avec le développement humain. Le Vietnam doit investir massivement dans l’enseignement supérieur, la formation postuniversitaire et les disciplines STEM, tout en renforçant la formation des cadres de haut niveau. « Ce n’est qu’en investissant de manière méthodique, durable et ciblée dans le capital humain que nous pourrons bâtir une économie fondée sur la connaissance et la créativité », souligne-t-il.

Il estime que les nouvelles politiques, telles que les Résolutions 57 et 68, ouvrent la bonne voie, mais doivent être précisées et mises en œuvre avec davantage de détermination. « De nombreux pays ont une avance de plusieurs décennies. Sans actions rapides et fortes, nous aurons du mal à les rattraper », prévient-il.

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L’innovation vise à bâtir une société du savoir, garantissant à tous les citoyens les bénéfices directs de la créativité. Photo : Mekong ASEAN.

Tran Ha My, directrice du Réseau vietnamien de l’innovation en Europe (VINEU) et présidente de l’Association des jeunes entrepreneurs vietnamiens en Europe, indique que ces dernières années ont vu émerger une génération dynamique de jeunes entrepreneurs et intellectuels vietnamiens désireux de s’engager dans l’innovation. Cependant, elle note encore trois obstacles majeurs : le manque de capitaux initiaux, un cadre institutionnel incomplet et une coopération encore faible entre l’État, les universités et les entreprises.

Elle souligne qu’en France ou aux États-Unis, les start-up innovantes bénéficient du soutien financier des pouvoirs publics dès leurs premières étapes, alors qu’au Vietnam, ce modèle reste quasi inexistant. Par ailleurs, le cadre juridique est encore en phase d’ajustement et n’offre pas encore un environnement stable et transparent pour le développement des initiatives. « Si ces trois facteurs, financement, institutions et partenariat public-université-entreprise, sont débloqués, l’innovation au Vietnam connaîtra une véritable explosion et s’ancrera plus profondément dans la réalité », affirme-t-elle.

Le professeur associé Jean-Philippe Eglinger, de l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) à Paris, souligne pour sa part que la volonté politique est la clé du succès. Selon lui, les dirigeants vietnamiens ont clairement affirmé que l’innovation est « une cause nationale », et que le pays n’a pas d’autre choix que de réussir dans cette voie.

Il note qu’après plus de dix ans d’efforts, le Vietnam a mis en place un écosystème d’innovation relativement complet, réunissant universités, entreprises et organisations nationales et internationales. À l’instar de la France, le Vietnam peut tirer parti du secteur public pour impulser l’innovation, tout en renforçant la coopération internationale, notamment avec la France, dans les domaines des incubateurs, du transfert de technologie et de la protection de la propriété intellectuelle.

« Cette coopération ne permettra pas seulement au Vietnam d’accéder aux technologies de pointe, mais contribuera aussi à bâtir sa propre souveraineté technologique, un élément clé du développement durable », conclut le professeur Eglinger.

Au regard de ces analyses, les experts vietnamiens et français s’accordent à dire que l’innovation doit partir de l’humain et viser l’humain. Il ne s’agit pas seulement de développer des technologies ou de favoriser l’entrepreneuriat, mais de construire une société du savoir où chaque citoyen bénéficie directement des « fruits » de la créativité.

Pour y parvenir, le Vietnam devra combiner de manière cohérente politiques publiques, éducation, investissement et coopération internationale, afin que chaque idée innovante, qu’elle naisse dans un laboratoire ou sur un champ, puisse contribuer au développement global du pays.

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