Mais aujourd’hui, la concurrence industrielle et l’absence de relève menacent de réduire au silence les fours où se fabriquaient autrefois ces célèbres nouilles de riz. Sauver un savoir-faire, lui donner un avenir : tel est le défi des derniers artisans fidèles à leur passion.
Un héritage familial transmis de génération en génération
Selon Huynh Huu Hoai, propriétaire de l’atelier « Sáu Hoài », l’art de faire de nouilles « hủ tiếu » est apparu ici au début du XXᵉ siècle. À l’époque, seules quelques familles s’y adonnaient. Peu à peu, la demande croissante a transformé le hameau en véritable village artisanal. L’atelier des Sáu Hoài, l’un des plus anciens, illustre cette transmission : Huynh Huu Hoai a appris le métier de son père dans les années 1980 et représente aujourd’hui la troisième génération.

Pour Duong Van Chin, propriétaire de l’établissement « Chín Của », la singularité des nouilles « hủ tiếu » Cai Rang réside dans sa texture ferme et sa douceur subtile, obtenues grâce à des procédés traditionnels : utilisation de feuilles végétales pour traiter la farine de riz, dosage minutieux entre farine de riz et de tapioca.
Malgré une réputation jadis éclatante, le village ne compte plus aujourd’hui qu’une dizaine de foyers encore attachés à ce métier. Beaucoup de fours ont disparu, remplacés par des vergers ou des commerces plus lucratifs. La raison est simple : la production artisanale ne peut rivaliser en volume ni en marketing avec les usines modernes. « Les nouilles faites à la main sont meilleures, mais nous ne pouvons pas lutter contre la machine ni contre l’emballage brillant de l’industrie », confie amèrement Huynh Huu Hoai.

À cette fragilité économique s’ajoute un problème générationnel : les jeunes quittent le village pour chercher un avenir ailleurs, plus sûr et plus rémunérateur. La plupart des ateliers restants ne tournent plus qu’à faible cadence, leurs propriétaires vivant davantage de l’agriculture que de la nouille de riz.
Quand l’artisanat rencontre le tourisme
Face à ce déclin, certains artisans choisissent l’innovation. Duong Van Chin a ainsi transformé son atelier en site de découverte touristique. Inspiré par des conversations avec des voyageurs au marché flottant de Cai Rang, il a aménagé plusieurs pavillons couverts de feuilles de cocotier, exposé ses anciens outils et formé sa famille à devenir « guides » pour initier les visiteurs. Les touristes peuvent désormais participer à chaque étape de la fabrication et repartir avec leur propre production.

De son côté, Huynh Huu Hoai mise sur la créativité culinaire. Il a mis au point le « hủ tiếu đa sắc », nouilles colorées au fruit de gac (Momordica cochinchinensis), au fruit du dragon ou à la betterave, séduisant les amateurs par des teintes vives allant du rouge au violet. Son audace l’a même conduit à inventer une « pizza hủ tiếu », sorte de galette de nouilles croustillantes garnie d’œuf, de viande caramélisée et relevée de lait de coco, cacahuètes et herbes fraîches.
Ces initiatives témoignent du potentiel de Cai Rang si tradition et innovation savent s’unir. L’ouverture au tourisme et la diversification des produits offrent une seconde vie au métier. Mais la survie à long terme du village exige un soutien plus structuré : appui des autorités locales, partenariats avec le secteur touristique, financement et aide à la promotion.

Car préserver les nouilles « hủ tiếu » Cai Rang, ce n’est pas seulement sauver une recette : c’est protéger un pan entier de la mémoire fluviale du delta du Mékong, l’âme d’un territoire où chaque bol de nouilles raconte l’histoire d’un peuple et de ses rivières.