Un savoir-faire millénaire
Situé sur les rives de la rivière Nhue, à environ 40 kilomètres au sud du centre de la capitale Hanoï du Vietnam, le village de Chuon Ngo, dans la commune de Chuyen My, est considéré comme le berceau de la marqueterie de nacre au Vietnam, l’un des cent métiers traditionnels de l’ancienne capitale Thang Long.
Selon le président de l’Association de marqueterie de nacre de Phu Xuyen, Nguyen Vinh Quang, les archives historiques rapportent que cet artisanat fut transmis aux habitants de Chuon Ngo au XIe siècle par le général Truong Cong Thanh, sous la dynastie des Lý. Depuis, de nombreuses œuvres issues du village ont été classées parmi les trésors impériaux.
Les hoanh phi (panneaux horizontaux décoratifs) et les cau doi (distiques parallèles) représentent les produits traditionnels emblématiques de Chuon Ngo.
Aujourd’hui, près d’un millier d’artisans pratiquent encore ce métier à Chuyen My. Selon son niveau, un artisan peut gagner entre 6 et 15 millions de dôngs par mois. Métier exigeant un haut niveau de technicité, la maîtrise de l’art de la marqueterie peut nécessiter entre 5 et 10 ans d’apprentissage, et la perfection requiert une créativité sans cesse renouvelée. De nombreux apprentis venus d’autres provinces s’y sont formés, contribuant à diffuser ce savoir-faire dans tout le pays.

« Les produits du village sont très variés : outre les modèles traditionnels, comme les hoanh phi, les cau doi, les lits à baldaquin ou les armoires sculptées, les tableaux muraux représentent des motifs populaires, tels que la série “Tung – Cuc – Truc – Mai” (Pin – Chrysanthème – Bambou – Abricotier) ou encore “Vinh quy bai tô” (Retour glorieux au village natal)… », partage Nguyen Vinh Quang.
Plus récemment, les ateliers acceptent aussi de réaliser des portraits ou des scènes sur commande. Selon les matériaux et le degré de sophistication, les prix peuvent varier de quelques millions à plusieurs milliards de dôngs.
Le sciage des fragments de nacre est considéré comme l’étape la plus délicate du processus. Les outils principaux se réduisent à quatre : une scie, un burin, une lime et un couteau de finition. Les matériaux se résument à trois : bois, nacre et laque.
Les objets issus de Chuon Ngo sont réputés pour la finesse et l’intégrité des fragments utilisés. Pour préserver leur intégrité, les morceaux de nacre sont trempés dans l’alcool, puis chauffés à la flamme avant toute découpe.
Pour les gammes standard (de quelques millions à quelques dizaines de millions de dôngs), on utilise généralement du bois de gụ et de la nacre locale. Les pièces de prestige (valant des centaines de millions jusqu’à un milliard de dôngs) nécessitent du bois précieux, comme le bois de trắc et une nacre importée aux teintes éclatantes.

« Le bois de trac (bois de Dalbergia), de gu (Sindora tonkinensis) et surtout de mun est privilégié, car ses nervures fines mettent en valeur les incrustations. Le bois de lim (Erythrophleum fordii), bien que noble, est moins adapté. La nacre locale est abordable, mais peu colorée. Celle importée, pouvant coûter jusqu’à 600 millions de dongs/kg, est très prisée pour les pièces haut de gamme », précise l’artisan Nguyen Ba Tue.
Chaque œuvre complète passe par de nombreuses étapes : esquisse, sélection de la nacre, sciage, ajustement sur bois, gravure, collage, finitions et polissage. Dans ce village, même les femmes sont nombreuses à hériter de l’art familial dès leur plus jeune âge.
Chaque artisan se spécialise souvent dans une seule étape tout au long de sa carrière, chaque produit étant le fruit d’un travail collectif. Certaines œuvres demandent jusqu’à six mois de collaboration entre maîtres artisans.
Un musée vivant à ciel ouvert
Le long des ruelles du village, les ateliers se succèdent, rythmés par le son des scies et des burins. Les œuvres finies, exposées avec soin, font du village un véritable musée vivant.
À l’entrée du hameau, l’artisan Duong Van Hieu s’affaire quotidiennement à la découpe minutieuse de coquilles, sous les regards admiratifs des visiteurs.

Ayant commencé à 10 ans, Duong Van Hieu cumule près de 30 ans d’expérience. Il maîtrise aujourd’hui toutes les étapes nécessaires à la réalisation d’un objet d’exception.
« Je peux découper une bande de nacre aussi fine qu’un fil sans la briser, une technique extrêmement difficile. J’ai moi-même participé à la finition d’œuvres vendues plus d’un milliard de dôngs », confie-t-il.
Néanmoins, il estime que ses compétences ne font pas encore partie de l’élite du village, expliquant que l’apogée d’un artisan intervient vers 50 ans.

« Pour créer une belle pièce, il faut une bonne vision artistique, un œil précis pour les détails et des mains à la fois douces pour tracer des motifs gracieux, et fermes pour ne pas trembler lors de la découpe. C’est un métier exigeant, essentiellement manuel. Quand la vue faiblit ou les mains tremblent, il faut se retirer », ajoute-t-il.
Depuis les années 1990, les produits de Chuon Ngo séduisent fortement les marchés européens et chinois. De nombreuses créations ont vu le jour : des objets simples, comme des boîtes à cure-dents ou à baguettes, des assiettes, des coffrets, jusqu’aux tableaux représentant des paysages ruraux.
Les portraits de l’Oncle Hô connaissent aujourd’hui un grand succès à l’étranger. Ce type de tableau est l’un des plus difficiles à réaliser, nécessitant une grande expertise.

« Pour un portrait, chaque morceau de nacre est sélectionné pour correspondre à une expression, un trait du visage. Il faut capturer l’âme, le style, voire la pensée du personnage. Chaque trait demande des années de pratique. Malgré la difficulté, de nombreux artisans maîtrisent aujourd’hui cet art pour représenter les héros et figures illustres du pays », indique Nguyen Ba Tue.

Fort de ses 40 années d’expérience, Nguyen Ba Tue a souvent représenté son village à travers le pays, lors de démonstrations ou d’échanges professionnels. Ce métier ancestral lui rapporte environ 500 millions de dôngs par an. Pour perpétuer la tradition, il a formé ses deux fils.
« Pour nous, la marqueterie de nacre n’est pas seulement un métier. C’est un héritage des ancêtres que nous avons le devoir de transmettre », dit-il.