Les arts martiaux vietnamiens à l'ère numérique

La transformation numérique s’impose aujourd’hui comme une tendance inéluctable, touchant tous les secteurs, y compris ceux qui paraissent les plus éloignés de cette dynamique.

Dans l’endroit de Bach Ngoc Chien. Photo : NDEL.
Dans l’endroit de Bach Ngoc Chien. Photo : NDEL.

Ainsi, une discipline sportive d’apparence immuable en raison de son caractère traditionnel connaît actuellement une mutation spectaculaire : les arts martiaux vietnamiens (Vovinam), engagé dans un processus de numérisation fulgurant.

Entrer dans le monde numérique

Lorsqu’on s’interroge sur le lien entre Vovinam et transformation digitale, le parcours entrepris par Bach Ngoc Chien, vice-président de la Fédération vietnamienne de Vovinam (VVF), vice-président de la Fédération mondiale de Vovinam (WVVF), et ses collaborateurs, ne peut que surprendre.

Difficile de trouver l’adresse de l’entreprise « Vovinam Digital » indiquée sur Google Maps : il s’agit d’une maison en rénovation, nichée dans une petite ruelle du quartier de Ha Dong, à Hanoï. Guidé par Chien, je m’enfonce dans un passage étroit et découvre une vaste cour d’entraînement attenante à une maison communale. À l’heure de la pause méridienne, le lieu est désert, mais je peux aisément imaginer un endroit traditionnel où des pratiquants s’exercent, ruisselants de sueur, aux enchaînements, techniques de lutte et coups de pied caractéristiques du Vovinam.

Pourtant, dans une petite pièce provisoirement aménagée en salon, apparaît un endroit infiniment plus vaste : celui contenu dans l’iPad de Chien, projeté sur un grand écran. Sans maître ni élèves autour, quelques manipulations suffisent pour me plonger dans un univers martial foisonnant : cours dispensés par de véritables maîtres mais aussi par un « maître virtuel », outils d’évaluation automatique, vidéos pédagogiques sur des situations de self-défense.

Bach Ngoc Chien explique alors la genèse de « Vovinam Digital », une plateforme développée depuis plus d’un an, qui centralise la base de données des pratiquants de Vovinam dans le monde grâce à des profils numériques individuels. Chaque inscrit obtient un identifiant électronique, le « Vovinam ID », recensant ses informations personnelles, la date de début de pratique, le grade atteint… L’objectif est de satisfaire à l’un des critères du Comité international olympique (CIO) concernant la popularité d’une discipline candidate aux Jeux olympiques d’été.

Grâce à cette plateforme, le Vovinam peut fournir des statistiques précises, officielles et fiables sur son nombre d’adeptes, estimés à plus de deux millions répartis dans plus de 70 pays et territoires. Depuis plus d’un an, Chien et son équipe ont entrepris de numériser l’ensemble des techniques du niveau d’initiation afin de stimuler le développement de la discipline. Leur ambition : digitaliser toutes les techniques, de l’élémentaire au plus avancé, pour l’entraînement et la conservation.

Un autre objectif déclaré est de « lutter contre la perte des savoirs martiaux, fléau qui touche nombre d’arts martiaux traditionnels, y compris le Vovinam ». Cette plateforme constitue ainsi un outil de préservation, garantissant la transmission fidèle des techniques aux générations futures et établissant un standard commun pour l’évaluation en compétition ou lors des passages de grade.

La nouveauté la plus marquante réside dans l’enseignement de toutes ces techniques à un « super maître », chargé de préserver l’héritage du Vovinam : une intelligence artificielle baptisée « Maître virtuel BamBoy ».

« Je poursuis aujourd’hui le projet que le maître suprême Lê Sáng (1920-2010) avait lui-même initié il y a plus de vingt ans », confie M. Chien.

Préserver et diffuser les valeurs

Aujourd’hui, le Vovinam figure parmi les rares produits culturels vietnamiens exportés avec succès à l’échelle mondiale. La WVVF constitue la plus grande organisation internationale créée par des Vietnamiens, avec 61 fédérations nationales membres et trois fédérations continentales.

Cependant, son développement en profondeur se heurte à un obstacle majeur : le manque de maîtres et d’entraîneurs. Pour de nombreux pratiquants étrangers, notamment en Afrique, en Asie du Sud, au Moyen-Orient ou en Amérique latine, venir se former au Vietnam représente un coût considérable. À l’inverse, envoyer des maîtres vietnamiens à l’étranger reste onéreux et complexe. C’est pourquoi la VVF et la WVVF considèrent Vovinam Digital comme une solution économique et efficace pour la formation hors du Vietnam.

Outre la dimension technique, BamBoy intègre également des connaissances en matière de philosophie martiale, de culture et de pensée vietnamienne. Grâce à l’intelligence artificielle, il peut transmettre ces savoirs dans plusieurs langues internationales.

Avec humour, Chien souligne : « Un maître humain se fatigue et ne peut encadrer que quelques centaines d’élèves. BamBoy, lui, travaille sans relâche, sans manger, et peut former un nombre illimité de pratiquants. » À la question du coût, il précise : « Former l’intelligence de BamBoy ne coûte pas cher. Le défi réside dans la collecte et l’actualisation des données. Pour numériser l’ensemble des techniques du Vovinam, il faut capturer des dizaines de milliers de mouvements, ce qui demande plusieurs années et un investissement important. »

Au-delà de BamBoy, d’autres solutions voient le jour : l’évaluation automatique « Vovinam Seeing » pour les programmes « Apprentissage en ligne - Pratique en présentiel » destinés aux étudiants, « School Titans » pour les élèves du primaire, ou encore « Vovinam Fitness » pour les jeunes. Chien nourrit aussi l’ambition de produire des films d’action pour des plateformes telles que Netflix ou Prime Video.

Selon lui, à moyen terme, Vovinam Digital pourrait générer des revenus au service du développement de la discipline. La VVF étant une organisation sociale autofinancée, ses compétitions et événements reposent largement sur des contributions privées. « Avec nos ressources actuelles, le Vovinam est en mesure de créer ses propres sources de financement, non seulement pour maintenir ses activités, mais aussi pour réinvestir dans son expansion. C’est d’ailleurs une orientation encouragée par l’État », affirme-t-il.

Entre tradition et modernité

Le chemin de la transformation numérique du Vovinam n’est pas exempt de difficultés. Les obstacles ne résident ni dans la technique ni dans les moyens financiers, mais dans la réticence de certains, inquiets de voir la technologie remplacer leur rôle. Or, nul ne peut apprendre un art martial uniquement devant un écran : la confrontation directe et l’interaction restent essentielles. La technologie est un support, non un substitut.

Plutôt que d’y voir une menace, Chien considère l’IA comme un outil de systématisation, de standardisation et d’optimisation de la formation, tout en élargissant l’accès à la discipline.

Le projet Vovinam Digital traduit une aspiration profonde : inscrire l’art martial vietnamien dans le courant mondial grâce à l’intelligence, la détermination et la créativité. En conjuguant tradition et modernité, identité culturelle et innovation technologique, il contribue à renforcer le rayonnement international du Vovinam.

À l’heure où le Vietnam s’engage sur la voie d’un développement moderne et ouvert, tout en préservant ses racines, la transformation numérique du Vovinam apparaît comme un modèle de créativité empreinte d’identité nationale. Peut-être un jour prochain, le Vovinam fera son entrée aux Jeux olympiques d’été.

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