Depuis des générations, le tissage artisanal constitue une activité indissociable de la vie matérielle et spirituelle des Ê Đê. Dans les longues maisons traditionnelles des villages, l’image de femmes concentrées à leur métier à tisser fait partie intégrante du paysage culturel. Ces brocatelles, aux motifs singuliers et aux couleurs symboliques, incarnent l’âme d’un peuple enraciné dans la forêt et la montagne.
Une expression du matriarcat et de la créativité féminine
Le tissage chez les Ê Đê porte l’empreinte de leur société matriarcale. Chaque pièce, fruit du travail minutieux des femmes, témoigne de leur habileté et de leur sens artistique. Les motifs ornant les étoffes sont inspirés du quotidien : fleurs, plantes, animaux de la forêt comme la libellule, la tortue ou le lézard... Tous traduisent un profond respect de la nature et une conception du monde marquée par la spiritualité et l’harmonie.
Selon H’Yam Bkrông, présidente de la coopérative de tissage de brocatelle Tong Bong (commune d’Ea Kao, ville de Buon Ma Thuot, province de Dak Lak), chaque ornement sur les tissus raconte une histoire. Ces formes géométriques, lignes sinueuses ou motifs stylisés sont bien plus que décoratifs : ils sont porteurs de sens, reflets d’un imaginaire collectif transmis de mère en fille.
Le métier à tisser utilisé est un métier à ceinture dorsale, technique ancestrale basée sur l'entrelacement de fils tendus à la main. Avant même de commencer le tissage, l’artisane conçoit la composition du tissu : nombre de fils longitudinaux et transversaux, position des motifs, alternance des couleurs... Chaque étape exige précision et anticipation.
Les bandes ornementales, qui occupent entre un quart et un tiers de la surface du tissu, sont disposées le long de la trame. On y trouve également des lignes parallèles, droites ou en zigzag, ajoutant à la richesse visuelle de l’étoffe. La répartition des motifs varie selon le genre, l’usage quotidien ou cérémoniel, et parfois même selon le statut social. Plus les motifs sont complexes et les matières précieuses, plus ils révèlent le prestige de la personne qui les porte.
Un artisanat en renouveau, entre tradition et modernité
Parmi les techniques les plus raffinées figure le Kteh, qui consiste à combiner des fils de couleur avec des perles ou graines pour créer des motifs densément agencés, souvent sur les bords de vêtements, comme les ourlets ou ceintures. Ce procédé, particulièrement long et minutieux, était autrefois réservé aux familles aisées ou aux vêtements rituels.
La confection d’un vêtement complet – jupe, tunique ou couverture – peut ainsi prendre de trois à quatre mois, voire davantage selon la complexité des dessins. Certains ouvrages d’exception servaient autrefois de monnaie d’échange, à la valeur équivalente à celle d’un porc, voire d’un buffle.
Grâce aux politiques de soutien culturel et au regain d’intérêt pour les savoir-faire traditionnels, l’art du tissage chez les Ê Đê connaît aujourd’hui un nouvel élan. Les modèles et les coloris évoluent pour répondre aux goûts contemporains, tout en conservant l’identité propre à ce patrimoine.
Malgré l’essor de l’industrie textile moderne, la jeunesse Ê Đê, fière de ses origines, joue un rôle essentiel dans la transmission et la revitalisation de cet artisanat. À travers leurs mains et leur créativité, le tissage de brocatelle continue de raconter l’histoire d’un peuple, entre mémoire et avenir.