L'épopée d'une bière
Mais la "bia hoi" avant d'être un bistro, c'est une bière. En 1890 la brasserie française coloniale «Hommel» s'installe au Vietnam pour y lancer une nouvelle bière. Modeste, l'entreprise engage une petite trentaine d'employés et ne produit pas plus de 150 litres par jour. La boisson est vendue en bouteille mais, relativement chère, elle s'adresse à une élite de gens bien portants. Lorsque les Français quittent le Vietnam, la bière, elle, reste. Devenue «Hanoi Brewery», la brasserie peine toujours à toucher une plus ample population de buveurs et ce sont deux événements distincts qui vont lui permettre d'éclater au grand jour.
D'abord, l'entreprise lance un nouveau produit: Une bière pression instantanée, la "bia hoi", qui veut littéralement dire bière fraîche. Simple et efficace.
Ensuite, c'est l'état qui va donner un sérieux coup de pousse à l'envol de cette petite bière, en posant de strictes restrictions sur la production «faite maison» d'alcools forts. Les assoiffés, hagards et dépités, privés de leurs liqueurs préférées, n'ont plus rien pour trinquer. Leur attention se reporte alors sur la "bia hoi", abordable et légère, la boisson devient l'alternative légale de choix. Le peuple l'adopte puis l'adore et la propulse au rang d'incontournable boisson vietnamienne.
Fabrication d'un succès
Aujourd'hui, la "bia hoi", vendue dans les échoppes du même nom, ne connaît pas la crise et les chiffres qui l'accompagne enivre tout statisticien. Bien que les recensements soient délicats, on compte 3.000 "bia hoi" à Hanoi et la bière elle-même domine 30% du marché vietnamien. En terme de concoction, ce qui fait sa particularité c'est d'abord sa légèreté. La "bia hoi" ne contient que 3 à 4% d'alcool, ce qui pousse certains vietnamiens à conseiller d'en prendre deux par jours pour se maintenir en bonne santé et d'autres à vous proposer lorsqu'ils se posent à la terrasse d'une "bia hoi": «Tu veux de la bière ou de l'alcool?».
Avant d’être glissée dans un verre, la "bia hoi", vierge de tout agent conservateur, est brassée, chauffée à 70 degrés, refroidie, filtrée dans la foulée et débarrassée de ses levures. Son aspect limpide, vient des 50% de riz qui la compose, son succès lui, vient incontestablement des 5 à 8 milles petits dongs qu'un verre vous coûte.
Sas de décompression
Plus concrètement, la "bia hoi" est un lieu de convivialité et d'échange, un implacable outil de mixité sociale. La bienveillance y règne en maître et, signe de la farouche générosité du peuple vietnamien, au terme des pour-parlers, chacun se bat pour régler l'addition. On y boit, on y mange, on y fume, on y rit, on y crache, on y crie, en famille, avec des collègues ou des amis. Preuve de la qualité de l’atmosphère et du caractère avenant qui plane au-dessus de ces bars à la vietnamienne, les expatriés les ont adoptés en masse, et chacun partage avec ses congénères les adresses qu'il affectionne le plus, que ce soit devant un petit lac, au centre d'un carrefour surchargé ou, à l’abri des regards, dans une petite ruelle isolée.
Au beau milieu du vieux quartier, les touristes eux, suivant les recommandations de leurs guides, se rendent rue lương ngọc quyến pour découvrir le «bia hoi corner», référence établie de la vie nocturne hanoienne. Ravis de se sentir vietnamiens l'espace de quelques heures, assis sur des chaises trop courtes, les genoux sous le menton, ils s'essayent aux «nem chua» (viande de porc fermentée) ou aux «mực nướng» (calamars grillés) et, une "bia hoi" devant le nez, goûtent à cet art de la brasserie pratiqué par l'Europe mais tout à fait unique en Asie.
Un art que le Vietnam maîtrise à la perfection et dont il peut s'enorgueillir, le coude levé, lui souhaitant dans un cri: Bonne santé («Chúc sức khỏe!»).